Publié le 20 juillet, 2011
0Vous avez dit « naïveté inconséquente » ?
Par Denis Baupin
C’est certes une question importante. Et ce d’autant plus qu’elle montre qu’il n’y a pas loin du militarisme au nationalisme, et jamais loin du nationalisme à l’intolérance, voire à une xénophobie de moins en moins cachée, y compris de la part d’une droite qui, il n’y a pas si longtemps encore, se prétendait la plus distante de ses extrêmes. Parce qu’ils n’ont pas hésité à sortir la grosse armada des arguments les plus agressifs et sectaires, dès que le tabou du soit-disant consensus autour de la politique militariste de la France est apparu menacé, cette polémique aura aussi montré la fébrilité des défenseurs du militarisme.
Ceci étant cette polémique dans la polémique risque bien d’avoir atteint son but, détourner le débat de la question essentielle : y a-t-il une quelconque pertinence, en ce début de 21e siècle, à entretenir et exhiber à chaque occasion (14 juillet, 11 novembre, 8 mai, etc.) une organisation militaire structurée autour de ses engins de mort, et supposée entretenir la nostalgie d’une France superpuissance ?
Alors revenons-y. Et en nous appuyant sur l’éditorial plein de mépris publié par Laurent Joffrin dès le 15 juillet intitulé « Eva Joly, la naïve inconséquente », dans lequel ce dernier estime tout en finesse que celle-ci ferait mieux de « s’occuper de son jardin bio » ! Le militarisme est sans doute une question trop sérieuse, selon M. Joffrin, pour que les politiques, et notamment les candidats à l’élection présidentielle, s’en emparent. Il devrait rester l’apanage des militaires, des gens « sérieux », et visiblement de quelques éditorialistes sans imagination, pour lesquels ressasser des lieux communs et dénigrer qui pense différemment semblent suffire à faire parler de soi.
Dans le tweet qu’il adresse pour accompagner la publication de son édito, Laurent Joffrin indique d’ailleurs tout aussi subtilement « Eva Joly veut supprimer le défilé du 14 juillet. La guerre aurait donc disparu de la terre ? ». Que peut donc signifier cette phrase consternante ?
Peut-on imaginer que Laurent Joffrin estime qu’organiser des défilés militaires serait la meilleure façon d’éviter les guerres ? Sans doute, dans ce cas, serait-ce une nouvelle déclinaison maladroite du proverbe latin « Si vis pacem, para bellum »[1] au nom duquel tant de crimes et d’aberrations ont déjà été commis ! À en juger par le nombre de défilés militaires organisés par la France depuis des décennies, et le nombre de guerres auxquelles elle a malgré tout participé — et qu’elle a toutes perdues, de la débâcle de 1870, aux défaites de 1914 et 1940, sans compter les guerres de décolonisation où la force armée française brutale pourtant militairement dominante ne sut heureusement compenser l’injustice de la guerre sale menée — le moins qu’on puisse dire est que le militarisme français est loin d’avoir démontré sa pertinence tant en efficacité défensive qu’en potentiel facteur de paix !
Peut-on, au risque d’apparaître aux yeux de M. Joffrin comme d’incurables naïfs, s’interroger si ce n’est pas au contraire la surenchère guerrière, la course aux armements, la volonté dominatrice de quelques puissances militaires — et le système international injuste qu’elles tentent ainsi de faire perdurer — qui constitue l’un des principaux facteurs d’instabilité géopolitique et donc de guerre ?
Chaque année, la communauté internationale dépense bon an mal an environ 1500 milliards de dollars en dépenses militaires. Une somme considérable, qui échappe globalement à toutes récessions, programmes d’économies budgétaires, etc. — la situation de la Grèce est de ce point de vue emblématique — malgré son inutilité sociale évidente.
Il n’est pas inutile de mettre cette somme en regard de celles que la communauté internationale estimerait nécessaire pour lutter contre les principaux fléaux qui menacent l’humanité, mais qu’elle ne trouve jamais ! Le coût annuel de la lutte contre le dérèglement climatique, et pour anticiper ses effets, a été évalué lors des conférences internationales à environ 100 milliards de dollars par an. Les besoins financiers nécessaires pour mettre en œuvre les objectifs du Millénaire fixés par l’ONU — pour lutter contre la pauvreté, la malnutrition, l’analphabétisme, etc. — ont, eux, été évalués de l’ordre de 50 milliards de dollars par an. On peut donc estimer que le coût de la résolution de ces deux fléaux majeurs pour l’humanité correspond à environ 1/10e des dépenses militaires mondiales.
Sans doute certaines bonnes âmes feront-elles remarquer qu’aligner ces chiffres a peu de sens, et que ce qu’on économiserait d’un côté n’irait pas forcément de l’autre. À voir. En effet, les principaux contributeurs aux dépenses militaires sont aussi ceux qui émettent le plus de gaz à effet de serre, qui font perdurer un système d’échange international profondément inégal, et surtout qui rechignent le plus au financement des mécanismes destinés à enrayer misère et crise écologique.
Et surtout, force est de constater que ce sont dorénavant les think tank militaires, américains et allemands notamment, qui s’intéressent le plus aux dégâts prévisibles du dérèglement climatique et de l’épuisement des ressources pétrolières. Au regard des enseignements qu’ils en tirent, les plus catastrophistes des écologistes apparaissent d’ailleurs comme d’aimables Bisounours. Pour eux, pas de doute : ces catastrophes écologiques constituent dorénavant un risque majeur de déstabilisation sociale, économique et géopolitique au niveau planétaire.
Comme chacun peut l’imaginer, les réponses qu’ils y apportent, en terme de contrôle militaire des ressources, de limitation des migrations internationales, de maintien des intérêts économiques des pays riches, etc. ne correspondent pas exactement à la vision angélique d’un L. Joffrin nous décrivant les militaires comme des « citoyens désintéressés » prêts à secourir les « révolutions démocratiques ».
Si, à l’image de ces think tanks, on peut s’accorder à penser que les risques planétaires constituées par les crises écologiques et l’injustice des rapports nord–sud font bien partie des principales menaces à la paix et la démocratie dans le monde, peut-être les naïfs que nous sommes peuvent-ils s’interroger si consacrer à leur prévention l’équivalent de 10 % de ce qu’on consacre aujourd’hui aux engins de mort ne constituerait pas un investissement pertinent.
À l’inverse, ne peut-on penser que les plus naïfs ne sont pas ceux qui se revendiquent anti-militaristes (non pas contre des personnes, mais contre un système : le militarisme) et proposent de réduire massivement les dépenses d’armement ? Mais bien plutôt ceux qui, bien que se revendiquant de gauche, pensent que la force militaire, en dressant barbelés et chars à nos frontières, pourra nous protéger éternellement des hordes barbares supposées fanatiques qui réclament simplement justice et droits identiques pour tous… quelque chose qui a un vague rapport une tradition de « patrie des Droits de l’Homme » qu’on est censé célébrer le 14 juillet.
Croire qu’on peut durablement s’exonérer de repenser les questions de Défense, qu’on peut se contenter de faire défiler prétentieusement des armes de mort lors des fêtes nationales, et de dénigrer ceux qui pensent que construire des logiques de paix et de partage constituerait une bien meilleure façon non seulement de préparer l’avenir, mais aussi d’être fidèle aux meilleures valeurs de nos traditions, n’est-ce pas là faire preuve d’une naïveté inconséquente ?
Loin d’être une question secondaire, oubliée dès qu’une nouvelle polémique médiatique a surgi, qu’il nous soit permis de penser que ces questions devraient au contraire être au cœur des débats des élections nationales de 2012.
Notes
1. Si tu veux la paix, prépare la guerre