Publié le 22 octobre, 2006
0LE MONDE : A Paris, le platane, les Verts et le pigeon ramier
L'arbre ? "Le platane", disent les conducteurs de bus 91 à chaque passage. Ce feuillu centenaire n'est pas seulement l'un des 98 000 spécimens qui s'alignent dans les rues de la capitale, pas seulement l'un des 1 500 arbres abattus chaque année. Il est l'arbre qui cache une forêt de bagarres picrocholines, de rivalités partisanes, de pressions en tout genre, où, entre pro-arbres et pro-bus, s'écrit une petite fable.
Il était une fois un maire, Bertrand Delanoë, qui rêvait de gagner la Mairie de Paris. Mais, en mars 2001, la gauche accuse une première défaite électorale, un an avant la débâcle de Lionel Jospin. Deux grandes villes se distinguent : Lyon et Paris. Dans la capitale, le rejet du "système Chirac" est immense. La guerre de tranchées entre Philippe Séguin et Jean Tiberi fait le reste. Bertrand Delanoë, l'inconnu de la campagne, le socialiste couleur muraille, fait campagne contre la pollution et pour la démocratie, et devient maire de Paris.
Sous les lambris de l'Hôtel de Ville, on voit arriver quelques communistes, mais surtout des Verts "historiques", comme Denis Baupin et Yves Contassot. Voilà des années qu'ils militent, le premier dans le sillage de Dominique Voynet, le second à la gauche des Verts. Denis Baupin devient adjoint au maire de Paris, chargé des transports et de la circulation. Yves Contassot reçoit la délégation de l'environnement et des espaces verts. La ville accuse un sérieux retard d'aménagement sur les autres capitales européennes : pas de tramway, peu de pistes cyclables, un centre-ville hyper-dense…
Denis Baupin est hostile à un péage aux portes de Paris, façon Londres ou Stockholm. Pour mettre fin au "tout-automobile", on commence donc, en 2002, à dessiner des couloirs de bus. Sur les croquis, ça paraît simple. Mais cela coûte très cher : 100 000 euros en moyenne pour 100 mètres, payés en partie par l'Etat et la région. C'est aussi très difficile à réaliser.
La Ville de Paris, la RATP, la préfecture de police, les mairies d'arrondissement et le Syndicat des transports d'Ile-de-France doivent se réunir au moins trois fois. La décision finale est prise par le maire avec l'accord des architectes des Bâtiments de France, plus le Conseil de Paris et la région.
"Démocratie participative" oblige, il faut aussi compter deux à quatre réunions de concertation avec ses riverains pour chaque couloir de bus. En 2003 et 2004, dans le 5e, les rencontres tournent au vinaigre. "Ils n'ont pas retenu l'avis des conseils de quartier", accuse Alexandre Baetche, adjoint au maire du 5e. "Jean Tiberi dit qu'il est pour le bus, mais il est toujours contre tous les couloirs, rétorque Denis Baupin. Et il sait "faire" les salles…".
Vient ensuite, pour les ingénieurs, le casse-tête technique. Le bus 91, qui relie Montparnasse à la Bastille, fait partie de ce que la région appelle, dans son jargon, un "mobilien". Une ligne prioritaire, qui doit circuler tôt, tard, week-ends et jours de fête, et vite.
"Le 91 est un bus particulier, qui dessert trois gares et deux hôpitaux, et dont les passagers sont fatigués, parce qu'ils arrivent de banlieue", note la socialiste Lyne Cohen-Solal, adjointe au maire de Paris et conseillère du 5e. "Des personnes stressées, qui ont toujours peur de rater leur train", ajoute un employé de la RATP.
Pour chaque ligne, on construit un couloir de chaque côté de la chaussée. Mais des obstacles compliquent souvent ce schéma idéal. Ainsi le marché qui borde l'hôpital du Val-de-Grâce. Trois jours par semaine, les camionnettes des marchands se garent en épi, débordant du trottoir. Pas question, donc, de faire passer le couloir du "Bastille-Montparnasse" de ce côté, sauf à déménager les étals du côté des numéros impairs. "Les élus du 5e ont refusé ce transfert", accuse Yves Contassot, car, en 300 mètres, le marché aurait changé d'arrondissement." "J'étais pour que ça ne gêne pas le marché, mais on n'a jamais évoqué l'idée de le déplacer", dément Lyne Cohen-Solal.
Les bus passeront donc de l'autre côté, dans le 14e arrondissement. Mais le 91 n'est pas au bout de ses peines. Car le 91 est un bus de la rive gauche, qui traverse le Paris chic, peuplé de célébrités. "C'est quand même ça qui nous a frappés", sourit un responsable de la RATP. Quand il avait fallu faire passer deux voies au milieu du boulevard Montparnasse, entre Le Sélect et La Coupole, journalistes, psychanalystes et autres professions en vue étaient venus prêter main forte pour distribuer l'avis de décès de ce "quartier typique de Montparnasse" et râler avec les commerçants.
Après La Closerie des Lilas, c'est Philippe Sollers que le 91 trouve sur sa route, boulevard Port-Royal. Début 2004, les administrés de Bertrand Delanoë viennent jusque chez Gallimard soumettre à l'éditeur les croquis des futurs couloirs du bus. Les plans sont aussi au menu d'un déjeuner entre l'auteur de La Guerre du goût et Bertrand Delanoë. Le premier n'a-t-il pas préfacé, en 2000, la réédition de Pour l'honneur de Paris du second ? Le tracé qui ferait emprunter au 91 la contre-allée du boulevard Port-Royal, de l'autre côté du Val-de-Grâce, c'est une très mauvaise idée, explique l'écrivain. Une aberration.
"Que dire ? Il fut une époque où les intellectuels se mobilisaient contre la guerre au Vietnam ou la peine de mort. Aujourd'hui, c'est pour sauver leur café", soupire Denis Baupin. "L'histoire retiendra qu'un écrivain a eu raison du passage du 91 dans la contre-allée de Port-Royal", râle Yves Contassot.
Le bus descendra donc le boulevard sur la droite, mais, après la maternité Baudelocque et la Maison des adolescents, quittera la contre-allée et reprendra le boulevard, face à l'hôpital du Val-de-Grâce. A charge, pour les conducteurs du bus articulé, de négocier au mieux leur virage, afin de ne pas accrocher les confrères qui arrivent en face. Et de ne pas toucher "le platane".
C'est là, à son pied, au coin de la rue de la Santé, que "M. arbre", Yves Contassot, n'est soudain plus d'accord avec "M. Bus", Denis Baupin. Aussi expérimentés que soient ses conducteurs, le bus, ici, "déborde" en effet sur l'autre voie. "La RATP a mal calculé la giration du bus", accuse M. Contassot – ce que ladite RATP dément. Le zigzag fait en outre perdre du temps. "Pas énorme, mais en moyenne, c'est vrai, entre sept et huit secondes", plaide M. Contassot, que les riverains ont pris l'habitude de voir posté au pied du platane – où il habitait naguère -, un chronomètre à la main. Ce sont huit secondes de trop pour Denis Baupin.
Dans une note de septembre 2006, les services techniques estiment qu'une "modification de ce carrefour" ferait gagner "4 à 28 secondes à un bus sur deux". L'abattage est finalement décidé au printemps 2006 par Bertrand Delanoë.
Pourquoi, ce matin d'août, veille du jour funeste, Yves Contassot, venu en reconnaissance, lève-t-il si haut les yeux ? Sur une branche, côté trottoir, il aperçoit un nid. Dedans, des oeufs de ramier, seule espèce de pigeons à nicher dans les arbres à Paris. M. Contassot comprend qu'il tient là son ultime chance. Il saisit le service de l'arbre, qui exhume un article d'une loi de 2005 prévoyant qu'on ne peut détruire ou déplacer un nid en période de reproduction.
La RATP n'en croit pas ses oreilles. "On s'est demandé si M. Contassot n'avait pas transporté le nid en douce", s'amuse un responsable, stupéfait de voir l'initiateur de la campagne contre les "nourrisseurs sauvages" de ces 80 000 oiseaux sauvé par des palombes.
Depuis, les petits se sont envolés. Les Parcs et jardins ont fait valoir que le platane était malade. Une de ses branches serait "atteinte du phélin tacheté (Phellinus)" – ce que M. Contassot conteste farouchement. Plus rien ne s'oppose à l'abattage, prévu – croit-on savoir – le 27 octobre : l'Hôtel de Ville a en effet donné "interdiction" à ses services de "communiquer sur ce platane". C'est que les municipales approchent.
Tandis que Bertrand Delanoë tente de réparer la perte des "JO" et de son ami Lionel Jospin, la droite exploite sans compter les rancoeurs des riverains. Denis Baupin et Yves Contassot se disputent, eux, la tête de la liste des Verts. "Ce platane est devenu un dossier empoisonné", s'étonne un bûcheron. "Comme disait Maïakovski, quand une fleur pousse dans mon jardin, c'est un fait politique…", préfère philosopher Lyne Cohen-Solal.
Ariane Chemin