La loi de transition énergétique est-elle mort-née? La question peut se poser après la phrase assassine lâchée aujourd’hui par le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy au micro de RTL. La voici : «Nous n’avons pas prévu, en liaison avec l’Etat, compte tenu des besoins en électricité des Français, de fermer d’autres centrales que les deux qui seront fermées [en fait de centrales, il voulait dire réacteurs, ndlr].» En clair, EDF compte bien fermer deux réacteurs, normalement ceux de Fessenheim (la plus vieille centrale nucléaire française en activité, en Alsace), pour compenser la mise en service de l’EPR de Flamanville (Manche), reportée à fin 2018. Ce qui correspond à l’une des dispositions de la toute jeune loi de transition énergétique promulguée en août 2015, qui plafonne à son niveau actuel de 63,2 gigawatts la production nucléaire du pays.

Mais «il n’y a pas d’autre fermeture prévue dans les dix ans à venir», a insisté le PDG d’EDF. Or cette affirmation remet en cause un élément structurant de cette loi, censée réduire à 50% la part de l’atome dans la production électrique de la France à l’horizon 2025 -contre 77% aujourd’hui-, dans le but de favoriser les énergies renouvelables. La Cour des comptes avait précisément estimé la semaine dernière que la mise en œuvre de cette disposition de la loi pourrait conduire EDF à fermer 17 à 20 de ses 58 réacteurs français dans l’hypothèse d’une consommation de courant constante. Et voilà donc que Jean-Bernard Lévy assure tranquillement que rien de tel n’est prévu, et ceci, «en liaison avec l’Etat».

«Fou et affligeant»

«Je n’ose pas imaginer que M. Lévy se permette de dire cela sans que ça ne soit calculé au millimètre, j’imagine qu’il a pris quelques garanties au plus haut niveau de l’Etat. Or cela remet en question la loi de transition énergétique voulue par le même gouvernement, c’est du grand n’importe quoi!, s’exclame Bruno Rebelle, directeur de l’agence de conseil en développement durable Transitions et ancien responsable de Greenpeace en France et à l’international. C’est d’autant plus fou et affligeant que les choses bougent localement : dans les territoires, il y a une vraie dynamique en faveur des énergies renouvelables et des économies d’énergie. Il y aurait de quoi encourager cette transition énergétique territoriale et en faire un formidable levier économique, créateur d’emplois non délocalisables. Au lieu de ça, on va rester englués dans un système ultra-centralisé, dépassé et ruineux et continuer à prendre du retard sur nos voisins dans les renouvelables.»

Même réaction consternée du côté d’Anne Bringault, chargée du dossier «transition énergétique» pour plusieurs ONG et associations environnementales. Si EDF, avec l’accord du gouvernement, ne fermait que deux réacteurs d’ici à dix ans, «ce serait piétiner le cap fixé par le parlement» – et, d’abord, par François Hollande — de la part du nucléaire à 50 % de la production d’électricité en 2025 et «enterrer de facto la loi sur la transition énergétique». Ce serait aussi, selon elle, fermer la porte aux énergies renouvelables et à l’efficacité énergétique : «Dire que l’on va conserver la même puissance nucléaire tout en baissant la consommation d’énergie et en développant les énergies renouvelables, cela ne tient pas arithmétiquement!»

Surcapacités de production

Ce serait même «une grave erreur stratégique» pour EDF, poursuit Anne Bringault. «Les prix de l’électricité sont au plus bas, mettant à mal les finances d’EDF, parce que nous avons des surcapacités de production. Il faut donc fermer des centrales pour répondre à une demande qui n’augmente pas. Maintenir la puissance nucléaire actuelle est non seulement dangereux avec un parc vieillissant, avec des coûts de maintenance exorbitants, mais surtout maintient EDF dans une voie sans issue économiquement au lieu de lui donner une vraie vision d’avenir», estime-t-elle.

EDF veut en effet absolument prolonger la durée d’exploitation de ses centrales au-delà de la limite de 40 ans initialement prévue lors de leur conception. «A moyen terme, l’Etat a donné son accord pour que nous modernisions le parc actuel de façon à ce que la durée de vie qui a été conçue pour 40 ans, nous la montions à 50 et 60 ans, sous réserve que la sécurité nucléaire soit garantie», a encore rappelé son PDG aujourd’hui. Or pour maintenir le parc actuel des 58 réacteurs nucléaires d’EDF «en état de répondre à la consommation électrique et aux normes de sûreté nucléaire, durcies après la catastrophe de Fukushima» en 2011, il faudra débourser près de 100 milliards d’euros d’ici à 2030, soit 1,7 milliard d’euros par réacteur, a estimé la Cour des Comptes la semaine dernière.

Et ce alors même qu’EDF n’est déjà plus en mesure de faire face à ses échéances financières à moyen terme en raison de la baisse des prix de l’électricité. L’électricien, qui a annoncé ce mardi un bénéfice net divisé par trois pour 2015, à 1,2 milliard d’euros, va sans doute avoir besoin d’une recapitalisation massive de l’Etat (on parle de 5 milliards d’euros), s’il veut financer à la fois l’entretien de son parc de réacteurs existants et divers grands projets nucléaires comme les EPR britanniques d’Hinkley Point.

«Politique de l’autruche»

Alors, le PDG d’EDF aura-t-il gain de cause? L’exécutif, comme il le laisse entendre, renie-t-il déjà sa propre loi, que François Hollande avait pourtant présentée au début de son mandat comme «l’un des textes les plus importants du quinquennat»? Contactés par Libération, ni le cabinet de la ministre de l’Environnement et de l’Energie, Ségolène Royal, ni l’Elysée n’avaient donné suite mardi soir.

«La loi a été votée et, qu’elle le veuille ou non, EDF devra l’appliquer. Qu’EDF traîne des pieds et refuse de « prévoir » quels réacteurs fermer, c’est industriellement irresponsable. C’est d’ailleurs ce que dit la Cour des Comptes, insiste le député EE-LV Denis Baupin. Je note par ailleurs que Jean-Bernard Lévy estime que le principal problème est la surcapacité de production. Or, selon RTE (Réseau de transport d’électricité, filiale d’EDF qui transporte l’électricité haute et très haute tension en France métropolitaine), douze réacteurs sont dédiés à l’exportation d’électricité. Ils contribuent donc à la surcapacité et au cours très bas de l’électricité. Les fermer progressivement serait donc de bonne économie pour EDF, au lieu de mener la politique de l’autruche.»

Une chose est sûre : l’exécutif procrastine. Il n’a toujours pas arrêté de plan pour la réduction du nucléaire. La Cour des comptes le déplore d’ailleurs, qui a demandé la semaine dernière à l’Etat d’évaluer l’impact économique, social et environnemental de la Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Ce texte est majeur, puisqu’il doit transcrire concrètement les objectifs de la loi, en fixant des trajectoires d’évolution de la consommation et de la production d’énergie par filière (nucléaire, énergies renouvelables, gaz, etc.). Mais il tarde à être présenté par le gouvernement. C’était prévu pour fin 2015, ça l’est désormais pour fin février. Sauf nouveau report.

Le gouvernement craint-il de dire combien il compte faire d’éolien, de solaire, et donc combien il compte fermer de réacteurs ? Interrogée par Libération sur le sujet fin janvier, Ségolène Royal avait botté en touche : «Le travail est en cours et les premières consultations sont lancées. […] La programmation pluriannuelle de l’énergie, avec toutes les actions concrètes présentes et à venir, mûrit.» Le changement de modèle énergétique, ce n’est pas maintenant.

Coralie Schaub