Publié le 29 août, 2013
0Dossier Libération – Ces élus très branchés atome
S’appuyant sur un rapport de Greenpeace, «Libé» a enquêté sur les accointances de certains députés avec les grandes entreprises du secteur de l’énergie. Par GEOFFREY LIVOLSI – 29 août 2013
L’essentiel :
- Le contexte : Greenpeace publie aujourd’hui un rapport qui pointe la collusion entre la filière nucléaire et certains parlmentaires.Libé a approfondi l’enquête
- L’enjeu : quels rôles ces élus joueront-ils dans le débat sur la loi de programmation énergétique ?
Repères :
- La France est la seconde puissance nucléaire civile au monde, derrière les Etats Unis. Elle dispose de 58 réacteurs nucléaires qui fournissent 78 % de la production d’électricité du pays.
- « Pour le lobby nucléaire, tout va se jouer lors de la loi sur la transition énergétique » Denis Baupin, député EELV
Des atomes crochus, quand ce ne sont pas des relations consanguines. L’ONG Greenpeace publie aujourd’hui une liste- à laquelle Libération a eu accès en exclusivité – d’une vingtaine de députés qui jouent les courroies de transmission zélées du lobby nucléaire. L’association écologiste a passé l’Assemblée nationale et le Sénat au scanner pour mettre au jour les liens intimes que ces élus de la République entretiennent – parfois par conviction, surtout par intérêt local – avec les mastodontes industriels du secteur (Areva, EDF…). Des parlementaires qui défendent davantage que leurs collègues les intérêts du secteur énergétique. S’asseyant s’il le faut sur l’intérêt général.
Interrogé mi-juillet sur une possible influence du lobby nucléaire sur les décisions de François Hollande, le patron d’Europe Ecologie-les Verts, Pascal Durand, répondait : «Sans aucun doute ; mais pas que le président de la République. […] Je n’ai jamais vu une propagande plus puissante que celle du lobby nucléaire dans ce pays.» Libération a mené l’enquête.
Des ministres très à l’écoute
Perché sur le «bus pour l’emploi d’Areva», Arnaud Montebourg, alors député et président du conseil général de Saône-et-Loire (la scène se déroule en 2008 dans sa circonscription), harangue les passants avec la même fougue que pendant ses campagnes électorales. «Venez, mais venez donc ! Vous allez avoir une vraie formation, un emploi stable, une bonne retraite, c’est pas formidable ça ?» La promesse de milliers d’emplois qu’offre le secteur nucléaire fait tourner la tête des dirigeants politiques en temps de crise. Et Areva emploie plus de 1 300 personnes dans ce département.
Devenu ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg n’a jamais renié son attachement au nucléaire qu’il qualifiait encore, en août 2012, de «filière d’avenir». De quoi rassurer le PDG d’EDF, Henri Proglio, qui déplorait que «le gouvernement soit moins impliqué à ses côtés que le précédent».
En janvier, au moment même où le débat sur la transition énergétique s’engage, le ministre annonce avec Delphine Batho, sa collègue d’alors à l’Ecologie (et à l’Energie), une enveloppe de 133 millions d’euros à destination des entreprises du nucléaire. Un engagement financier de l’Etat – qui participe au fonds à hauteur de 55 millions d’euros -, mais aussi un message destiné à rassurer le secteur.
Dans sa circonscription, leur collègue du Budget, Bernard Cazeneuve, était, lui, surnommé par les écologistes le «député Cogema», du nom de l’entreprise qui retraite les déchets nucléaires à La Hague. Porte-parole de François Hollande durant la présidentielle, Cazeneuve était intervenu pour faire retirer de l’accord entre le PS et les écologistes un passage concernant la filière MOX – combustible nucléaire issu du retraitement de l’uranium – après un appel de la direction d’Areva. «Il y a chez les socialistes une fascination pour l’appareil industriel, décrypte Bruno Rebelle, membre du comité de pilotage du débat sur la transition énergétique et ancien patron de Greenpeace France. Des usines qui tournent, c’est bien ; tant qu’elles créent des emplois, peu importe ce qu’elles produisent et l’impact qu’elles ont sur l’environnement.» Conséquence : malgré les alternances, «EDF et Areva restent à la tête de la politique énergétique du pays», soupire Corinne Lepage, ministre de l’Ecologie de 1995 à 1997, sous Alain Juppé. Un ministre actuel s’interroge : «Qui de l’Etat ou d’EDF dirige l’autre ?»
Des députés choyés
A l’Assemblée nationale, on les appelle «les apparentés EDF» : de grands défenseurs des intérêts de l’industrie nucléaire. Pourtant, selon Dominique Sené, présidente du Groupement scientifique pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN), peu de parlementaires sont experts en nucléaire. «Ils ressortent des arguments qui n’ont souvent aucune valeur scientifique ou juridique, et qui sont développés par Areva ou EDF», accuse-t-elle. Christian Bataille, député socialiste du Nord, est, lui, devenu une bête noire des écologistes depuis 1990. A l’époque, lorsque le gouvernement recherche des sites pour enfouir les déchets radioactifs, l’élu est alors chargé de réfléchir à la question du stockage des déchets. Et de les faire accepter par la population (lire ci-contre). La loi du 30 décembre 1991 porte son nom : elle institue un mécanisme de «compensations financières» pour les collectivités qui accueillent des déchets nucléaires. Depuis, Christian Bataille, dont l’expertise est largement contestée au sein même du groupe PS, récupère de nombreux rapports sur le sujet. Et tous sont favorables au secteur. En 2011, il propose, par exemple, de prolonger la durée de vie des centrales à quarante ans. La ligne EDF.
Autre couleur politique, même bataille : Jean-Claude Lenoir, sénateur UMP de l’Orne, organise chaque année, les «rencontres parlementaires de l’énergie nucléaire». Dans un discours à ce colloque en 2010, cet ancien cadre d’EDF va même jusqu’à se féliciter du manque de démocratie dans les choix énergétiques du pays : «Le succès de l’implantation du nucléaire français tient d’ailleurs, à mes yeux, au fait que nous en ayons assez peu parlé au Parlement», a-t-il lancé. En 2005, le Canard enchaîné révélait qu’EDF mettait gracieusement une berline à la disposition du sénateur Lenoir. Une proximité avec l’opérateur historique qui n’a pas empêché ses collègues de le nommer, en 2010, rapporteur du projet de loi sur la nouvelle organisation du marché de l’électricité (Nome).
Des élus qui relaient des argumentaires d’EDF mot pour mot en séance, des amendements prérédigés par les lobbyistes de l’électricien… Ce réseau d’influence avait déjà porté ses fruits lors du Grenelle de l’environnement en 2009. Le député UMP Patrick Ollier avait déposé un amendement favorable aux énergies à faibles émissions de gaz à effet de serre dans les constructions neuves : un soutien déguisé au chauffage électrique et à la filière nucléaire. «Le lobby autour du chauffage électrique était extrêmement fort de la part des députés pronucléaire, se souvient un député UMP. On a vu se déployer des parlementaires dans une bataille d’amendements en faveur d’EDF.»
Et certains frôlent ou tombent dans le conflit d’intérêts. Ainsi François Michel-Gonnot, à la fois député UMP de l’Oise et fondateur, en 2003, du club pronucléaire «Energie et Développement», est également président de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). Or, à sa nomination par Jean-Pierre Raffarin en 2005, ce cumul des fonctions était interdit. Un an plus tard arrive à l’Assemblée une nouvelle loi relative aux déchets nucléaires pour laquelle le député a défendu une hausse des fonds de l’Andra.
Autre défenseur acharné du nucléaire : le député UMP de la Drôme Hervé Mariton – actuellement chargé du programme de l’UMP -, qui se bat pour qu’EDF obtienne de l’Etat une compensation financière en cas de fermeture de la centrale de Fessenheim. François Brottes, porteur de la proposition de loi sur la «tarification progressive de l’énergie» est aussi taxé d’«élu du nucléaire» par Greenpeace. Lui s’en défend et dit refuser de «cautionner et participer à des colloques organisés par certains cabinets de conseil dont on se sait jamais d’où provient l’argent».
Des élus bien installés
Comme les antinucléaires – qu’ils soient écologistes ou socialistes -, ces élus trustent les commissions parlementaires qui s’occupent de développement durable et d’énergie. Mais là où ils ont la main, c’est à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Cette instance est souvent qualifiée de «bras armé» du lobby nucléaire par ses détracteurs. Officiellement, il se veut indépendant et s’entoure d’un collège d’experts scientifiques. Mais la majorité des parlementaires qui y siègent sont pro-atome. On les retrouve dans d’autres cercles comme le Groupe d’étude de l’énergie ou le Haut Comité sur la transparence et l’information sur la sûreté nucléaire. «Les députés sont censés représenter la nation, pas les intérêts particuliers, rappelle Delphine Batho, ancienne ministre de l’Ecologie. Mais on ne peut pas non plus reprocher à un député d’être à l’écoute de ses concitoyens.» Et le nucléaire, ce sont des emplois, des impôts locaux… et des suffrages.
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Interview de l’ancienne ministre de l’Écologie, Delphine Batho
Delphine Batho estime que l’Etat se laisse parfois dicter ses choix : «Un certain nombre de puissances économiques bloquent les réformes», Recueilli par Lilian Alemagna
Ancienne ministre de l’Ecologie, Delphine Batho a été débarquée début juillet pour avoir critiqué les arbitrages de Matignon sur son budget. Elle a ensuite dénoncé des «forces opposées au changement» qui auraient obtenu sa tête.
Comme ministre de l’Ecologie, vous avez côtoyé les lobbys. Leurs méthodes vous ont-elles choquée ?
Disons qu’avec les lobbys organisés, au moins il est possible d’avoir une discussion franche. Ce que je dénonce, ce sont ceux qui agissent dans l’ombre. J’ai découvert certaines mœurs en vigueur dans les coulisses du pouvoir. Beaucoup de mauvaises habitudes ont été prises sous Sarkozy où certains patrons décidaient à la place des ministres. Il faut une volonté de fer pour faire changer ces comportements.
Par exemple ?
C’est sur Matignon que se concentre le poids des lobbys. Un certain nombre de patrons viennent se plaindre de tel ou tel ministre. Le rôle du Premier ministre doit être de défendre ses ministres.
Et ça n’a pas été votre cas ?
Je ne suis pas dans la théorie du complot. Mais il est clair que le niveau d’ambition que je fixais pour la transition énergétique dérangeait. Le patron d’une entreprise qui fabrique les tubes en acier qui servent à la fracturation hydraulique et aux centrales nucléaires [Philippe Crouzet, président du directoire de Vallourec et mari de Sylvie Hubac, actuelle directrice de cabinet de François Hollande, ndlr] a dit dans nombre de dîners que j’allais être marginalisée… Qu’un chef d’entreprise puisse se prévaloir de la mise à l’écart d’un ministre de la République, c’est grave, non ?
Avez-vous d’autres exemples ?
J’ai été surprise, un jour où je me rendais dans une radio, de recevoir un SMS de la part d’un grand chef d’entreprise me suggérant les messages à faire passer à l’antenne… L’intérêt stratégique d’un certain nombre d’entreprises peut correspondre aux intérêts de la nation. Mais ce n’est pas toujours le cas. Un gouvernement ne doit pas confondre compromis et compromission. L’intérêt général n’est pas la somme d’intérêts particuliers. La gauche est aussi bloquée dans ses réformes par le jeu d’un certain nombre de puissances économiques qui refusent le changement.
Qu’est-ce que cela dit sur nos entrepreneurs et sur l’écologie ?
Il ne faut pas mettre tous les chefs d’entreprise dans le même sac. Certains ont compris l’intérêt de l’économie verte. Mais il est clair que l’adversaire de l’écologie, c’est le monde de la finance. Comme ministre, j’ai défendu l’idée d’un «new deal écologique», c’est-à-dire une politique de relance par la transition énergétique. Les termes du compromis peuvent être : diminuer par deux la consommation d’énergie en 2050, développer massivement les renouvelables en réduisant la part du nucléaire et faire un choc de compétitivité pour les électro-intensifs [entreprises qui consomment beaucoup d’électricité, ndlr]. Le Medef fait blocage. Quelques patrons passent leur temps à dénigrer le potentiel économique de l’écologie. Or la France est déjà au 4e rang mondial de l’économie verte, et on peut faire beaucoup mieux ! Si Keynes était vivant, il serait écologiste.
Et sur les gaz de schiste ? Les pressions ont dû être fortes…
Mais j’ai la tête dure. L’Etat ne doit pas se laisser imposer un prêt-à-penser qui, sur les gaz de schiste, a pris la forme d’une campagne sur la fraction hydraulique «light», faisant croire à une technique d’exploitation propre…
En même temps, ces entreprises défendent leurs intérêts ?
Bien sûr, et loin de moi l’idée de le leur reprocher. Mais pour la gauche, la question est : que fait-on ? L’autorité de l’Etat n’est rien sans volonté politique. Si on renonce à notre volonté de changement, on s’affaiblit dans le rapport de force.
Et d’où vient cette faiblesse ?
Cela renvoie à l’affaiblissement de l’Etat au cours des vingt dernières années. La dévalorisation du service de l’Etat au profit de carrières dans le privé en est un exemple significatif. Passer dans un cabinet ministériel n’est plus un atout pour une grande carrière de serviteur de l’Etat mais un marchepied pour de futures responsabilités dans une grande entreprise. La frontière entre intérêt public et privé devient floue. Il y a là une bataille démocratique que nous devons porter.
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Bure, une campagne sous perfusion nucléaire
Reportage. La région abrite un laboratoire d’enfouissement des déchets radioactifs et profite des subsides d’EDF, du CEA et d’Areva.
Le serveur fait les cent pas dans la salle vide du restaurant. Il est 13 heures, pas de clients en vue. «Ils nous ont dit que d’ici trois mois, il y aura ici plus de 5 000 travailleurs. Vous imaginez ?» Inespéré pour cet établissement isolé à 73 kilomètres de Nancy, à la frontière de la Meuse et de la Haute-Marne. «Ils», ce sont les dirigeants de l’Agence nationale des déchets radioactifs (Andra), qui communiquent depuis plusieurs années sur les retombées économiques que ne manquera pas d’induire le futur centre d’enfouissement en profondeur des déchets radioactifs. C’est dans ce désert rural, plus précisément à Bure, petit village de 87 âmes aux cheveux grisonnants, que se joue en partie l’avenir de la filière nucléaire française tant la gestion des déchets est un enjeu stratégique. «Si Bure échoue, cela portera un coup rude à l’industrie nucléaire dans ce pays», soutient Corine François, porte-parole de l’association Stop-Bure Meuse.
Pactole. Tout commence en 1991, lorsque le gouvernement socialiste d’Edith Cresson dévoile le nom des 4 départements envisagés pour accueillir un laboratoire de recherche sur les déchets nucléaires. La Meuse et la Haute-Marne en font partie. La «loi Bataille» – du nom du député PS qui en fut le rédacteur – est alors votée et prévoit une enveloppe de 5 millions de francs (750 000 euros) par an pour les mesures dites d’accompagnement économique des sites. En 1999, un décret autorise la construction du laboratoire de Bure et, dès l’an 2000, la cagnotte atteint 18 millions d’euros, versés à 78% par EDF, à 17% par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et à 5% par Areva. En 2006, une nouvelle loi sur les déchets radioactifs conduit à la création de deux groupements d’intérêt public (GIP) en Meuse et en Haute-Marne. Gérée par des partenaires privés, des élus et des représentants de l’Etat, cette manne financière va encore grossir. Jusqu’à atteindre 60 millions d’euros en 2013, dont 40 millions pour le seul département de la Meuse, dont le budget annuel est de 227 millions d’euros… Un jackpot pour ces territoires désindustrialisés. Et un redoutable outil d’influence.
L’objectif du GIP est clair : faire accepter par la population le projet du laboratoire et du futur centre d’enfouissement des déchets. Pour Corine François, le lobby nucléaire voulait surtout «acheter le vote favorable des élus» lors des lois sur les déchets radioactifs. Dès 1994, les opposants ont tenté de dénoncer un mécanisme qu’ils apparentent à une forme de «corruption». Ils ont été déboutés par le tribunal administratif, puis la cour administrative d’appel de Nancy, mais celle-ci a reconnu que «les subventions altéraient le débat démocratique».
Ce pactole nucléaire a aiguisé les jalousies des communes alentour et le nombre de villages arrosés par le GIP n’a cessé d’augmenter au fil des années.
Cirque. Il faut dire que le GIP contribue au budget de ces communes à hauteur de 480 euros par habitant. De quoi donner le tournis à des élus aux caisses souvent vides. «Ce sont des gens qui n’étaient pas préparés à voir pleuvoir les millions du jour au lendemain, glisse un élu municipal de la Meuse. Tout le monde veut sa part du gâteau et l’Andra refuse rarement une demande de subvention.»
De quoi se faire apprécier de communes qui peuvent du coup financer la rénovation de trottoirs, de façades, du mobilier urbain, d’églises ou d’écoles. Et même de s’offrir un festival du cirque. «Les collectivités locales ont pris l’habitude d’être arrosées par le GIP », déplore Jean-Marc Fleury, maire écolo de la petite commune de Varney et président de l’association des élus opposés à l’enfouissement des déchets radioactifs. Il déplore «un système insidieux, qui achète nos consciences et nous rend tous dépendants de l’Andra».
Posté sur son tracteur, Antoine Gérard, l’édile de Bure, agriculteur de profession, n’est pas dupe : «Les gens de l’Andra nous ont bien roulés dans la farine en nous imposant leur laboratoire, alors autant en profiter tant qu’ils ont besoin de nous.» Reste qu’aujourd’hui les milliers d’emplois qu’a fait miroiter l’Andra n’arrivent toujours pas. Et Jean-Marc Fleury de s’insurger : «Notre département a été vendu. EDF et Areva n’ont créé pour l’instant que 50 emplois. Au finale, on a surtout gagné des déchets !»